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l'intervalle

9 mai 2012

LÀ : CONTRETEMPS, par Olivier Apert

J’écoute le poème de François Rannou. Le lisant, je le regarde.

Je le regarde traverser l’épaisseur du livre, lignes de vers comme autant de flèches transperçant le sens dans toute sa temporalité horizontale tandis qu’à la verticale des mots cloutés  en étoiles noires sur la blancheur de la page rappellent la superposition instantanée des strates dont nous sommes composés.

Compositio, dispositio : ces mots anciens du vocabulaire pictural (mais il n’y a pas de mots anciens, seulement des mots oubliés, délaissés au profit, la plupart du temps, de lieux communs), ces mots, je les appliquerai volontiers à la poétique de François Rannou. Elle pense, dans un même mouvement qui tente de saisir la totalité de son Dire, en composition-disposition : aucune faculté ne doit être privilégiée : toutes doivent tenir ensemble dans l’équilibre de la page. Ici, le percept ne l’emporte pas sur l’affect pas plus que l’intellect ne les domine. Si une part de l’expérience sensible est cruelle (par exemple, la mort de la mère dans contretemps paradist), elle se voit aussitôt en quelque sorte objectivée pour que l’affect ne dénature pas l’essence de la douleur mais soit canalisée pour atteindre à son intensité même, fulgurante.

Équilibre donc : le poème de François Rannou expose.

Il traverse le livre comme on traverse le temps : temps considéré là comme vitesse (et non dans la conventionnelle séparation passé-présent-futur), vitesse de la perception qui s’envisage dans l’espace de la page : l’œil et l’oreille sont simultanément sollicités pour que le lecteur conjoigne et disjoigne la complexité de l’expérience. Il peut alors à sa guise ne suivre qu’un seul vers du livre horizontal, de page en page, du début à la fin ou bien se concentrer sur la verticalité d’une seule page qui acquiert sa propre autonomie de sens.

Le poème de François Rannou compose, dispose expose : il était alors congruent qu’il rencontre le travail de l’artiste Yves Picquet créant trois structures peintes déplacées par l’auteur au cours d’une lecture, manière non de « performer » le texte mais de paradoxalement incarner la distance de l’auteur à son égard tout en en faisant percevoir les combinaisons tel un musicien aléatoire choisissant sur le moment la partition jouée, dans la certitude de l’hésitation.

Le regardant, je le lis.

                                        Olivier Apert

2011-05-14 17

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9 mai 2012

Un corps plongé remonte à la surface

Lecture publique du "livre" réalisé avec Yves Picquet.

Cela se déroulait le 23 avril 2004, à la Galerie Pierre Tal-Coat, à Hennebont (56).

Un livre dans l'espace dont la lecture est aléatoire et à chaque fois différente...ce qui s'enlève et se repose, ce que définitivement je pose par terre et qui forme une nouvelle structure, laissant le noir/gris/blanc du livre-volume et l'écriture-parole...


Cette vidéo a été réalisée par Gilbert Louet.

9 mai 2012

Cou Cueilli (avec Thierry Le Saëc)

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9 mai 2012

Résonances de l’écoute Sur la poésie de François Rannou

… l’homme reste suspendu dans le vide comme par miracle, n’ayant plus rien à croire, mais tout à constater.

                                                Pierre Reverdy

 

(nul appui / si sol abrupt ou papier laminé de main d’homme qui traverse — mots et homme traverse — n’était antérieur à l’ossature pressentie en avant de soi…

                                           André du Bouchet

 

La langue déguise autant qu’elle révèle dès l’instant qu’elle cherche à entamer la brutalité du réel, à le retenir sous sa dictée, sachant qu’elle tente de livrer à l’expression les fulgurantes provocations de celui-ci, tout ce qu’il refuse de céder, tout ce à quoi le poète ne renoncera pas. La poésie de François Rannou redispose inlassablement les éléments d’un monde vers lequel elle se porte non sans le retourner vers soi. Comme pour s’éveiller à elle-même en avivant résonances et impressions qui se révèlent dans la confrontation avec ce qui vient à nous sans transparence, tout ce qui s’opère dans cette rencontre, tout ce qui appelle et en même temps résiste à la parole. Pour nommer, d’abord, ce qui se tient, sans voix, à proximité ; et pour rappeler, ensuite, ce qui est voué à ne jamais se détacher de soi, éclairant le plus sensible et ses ruptures, expériences et événements cumulés, tout comme les souvenirs exhumés, afin de les aggraver. Rannou provoque la langue, ses modes opératoires, ses possibilités expressives, au point de la conduire – et, du coup, de conduire son lecteur – à une désorientation infaillible, à la prolifération d’écarts recherchés comme s’il s’agissait d’éprouver les possibilités les plus exactes de la voix, des voix mêmes, lorsqu’elles se profèrent. Cette prolifération demande patience pour en cerner les circulations, pour en sillonner les inépuisables trajectoires, tellement ces dernières se croisent et relancent la parole. Non sans chercher à nous égarer à nouveau afin de la provoquer, cette langue dans la voix, comme pour l’obliger à de plus grandes disponibilités encore.

Ce qui, toutefois, détermine, dans son premier mouvement du moins, la poésie de Rannou, c’est cette appréhension si singulière de la langue communément partagée, tenue en quelque sorte pour un murmure disloqué bien qu’à jamais laisse traces dans nos mémoires. Puisqu’elle tient dans son intention un élan qui revient sans cesse sur les entraves et sur les énigmes, elle est généalogie ; une généalogie qui éclaire l’instant en ramenant au centre de celui-ci tout l’héritage de ce qui nous constitue, depuis ce qui vient de l’enfance, l’impact du plus compact, jusqu’aux impressions les plus immédiates, liant ainsi l’écriture aux modalités les plus chargées de réalité. Il s’agit alors d’extraire du murmure universel, de cerner au plus près le silence incrusté dans les mots, qui jamais ne vont seul, pour peu à peu retenir ce qui mérite d’être retenu, mais comme configuration expressive, cette fois. De manière à affirmer la capacité d’évocation de ce qui est retenu pour mieux éclairer par la justesse du dire la matière de la parole, précisément ce qui fait du poète celui qui établit sa demeure dans l’écoute afin de discerner. Mettre à nu ce qui refuse de se dire, remonter la langue, et les mots, afin de les distinguer et de les élire, et pour les redistribuer ; puis définir et déterminer ceux qui pourront se tenir compagnie et être posés sur la feuille : comme l’on pose la main sur une pierre afin de s’assurer de sa réalité en même temps que de sa densité. Ici prend forme le lieu de tension d’une parole qui s’acharne à être diffuse autant que précise. Pour dire la pierre, le réel, on est presque tenu de l’habiter ; tout au moins de l’investir afin de la parcourir sur tous ses axes et en toute sa densité possibles. Similitude alors avec la langue, comme pour engager la rencontre.

Revenir alors sur l’écoute, certes, dont il est vain de penser pouvoir préciser les limites par simple décision en procédant à des découpes arbitraires au sein même de ce foyer de rumeurs permanentes. Tout au plus la poésie cherche-t-elle à nous retenir sur les frontières aléatoires de cette écoute au moment même où elle se trouve relayée par la parole. Dès lors, il convient de reconnaître que la parole, témoin de ce murmure tumultueux, n’a pas de démarcations immuables. Ce dont atteste à sa manière cette « Lettre-océan », tirée de Calligrammes d’Apollinaire. Texte qui, non par hasard, retenait l’attention de Rannou. Texte composite s’il en est, provoquant l’impression d’un foisonnement de paroles aussi diffuses que fécondes, bien que, prises à part, circonstanciées. Leur provenance disséminée, leur diffusion réfractée – envahissant l’espace de l’écoute, et obligeant à s’y tenir pour dégager ce qui du sens peut, en quelques instants à peine, relever d’un entrecroisement des voix – forcent le travail de la langue soumise à cette conjonction des voix en apparence éparses, voix brisées et ressoudées, mais qui, farouchement, relancent la parole à l’infini, non sans affirmer l’étonnante proximité des unes et des autres. La profusion, en quelque sorte, est mise à nue, comme pour en faire éprouver le vertige qu’elle entretient de bout en bout, puisque tout est latence dans ces textes, que rien n’y est donné en une formule définitive. Délier la langue, plutôt. Ce qui permet de concevoir une parole se projetant vers l’avant, portant le pas en ce gouffre de la liberté. Il s’agit en définitive de s’aventurer au cœur des possibilités non encore inscrites des signes et du sens, seule manière de rendre sensible et intelligible ce qui est refusé comme ce qui peut germer d’un monde désaccordé, qui, tel qu’il va, accable. En cela, cette poésie engage une créativité peu commune, à la fois par l’exigence dont elle fait preuve dans son intention manifeste comme dans sa maîtrise des formes détectées, et par l’audace dont elle réclame l’ivresse et les mises en demeure.

Inscrire ce mouvement au sein même de l’écriture poétique n’est pas innocent. Cette inscription engage d’autres itinéraires, d’autres tracés, pour discerner, pour entendre, et pour extraire de la profusion des voix ce qui peut être à la fois retiré et restitué à cette polyvalence de la parole, non sans signaler une fois de plus son impossible linéarité. Cette poésie tente de se construire à partir des écarts qui s’y manifestent, bien qu’elle soit éminemment consciente de devoir maintenir une parole resserrée, dépouillée, aussi concrète dans ce qu’elle évoque qu’abstraite dans le traitement de son ordonnance, témoin qu’elle est de ce désordre infini, de ce murmure universel qui toujours la traverse. Expérience de la parole qui, chez Rannou, n’est pas simple jeu avec les mots, avec la syntaxe, jeu qui refermerait la langue sur elle-même. Mais bien recherche d’une polyphonie en mesure de rejoindre alors la polysémie des mots et des constructions langagières proposés. Ce qui en fait une langue témoin, langue au plus près de l’expérience de la vie et de son rapport immédiat à l’expérience poétique, réversibilité de la parole poétique, impensable sans l’enlacement de l’une dans l’autre. Pas étonnant alors que son auteur semble tout aussi – sinon davantage – disposé aux lectures publiques de ses textes, comme pour laisser sentir le surgissement de cette parole à travers le corps – au travers des corps – qu’à une lecture repliée sur le livre.

Pourtant l’acuité du regard, plus que l’écoute peut-être – bien que cette dernière soit déjà présente et désignée comme telle –, aura marqué l’expressivité des deux premiers livres, Sculpte la mort et L’Autre versant de l’ombre. La sensibilité, en quelque sorte, se déplace sans conduire à quelque basculement radical et irrémédiable. Les convergences sont trop fortes entre ce qui est engagé par la vision et ce qui provient de l’écoute pour que l’un de ces deux sens puisse exclure l’autre de la scène afin d’en changer les signes et de les ordonner sous sa seule imputation. Non pas discontinuité, non pas désaccordement, mais incursion sensible doublement qualifiée de ce rapport à un même territoire du réel où ce qui est saisi doit être désigné par une parole qui s’invente en anticipant les signes qui lui donneront corps, désignation qui n’est pas sans éprouver l’embarras du choix afin de poser juste les mots d’une expérience à l’instant esquissée : « dérive paysage à la confluence des vents / de terre de mer et d’autres rives / disparu à jamais réinventé / au large / vers les courants qui moissonnent toute parole / quelle choisir ». Ce bref passage tiré de Sculpte la mort n’affirme que de manière différée des motifs personnels. Cette façon de faire renforce la capacité de partage avec tout lecteur, alors que la forme qu’elle éprouve assure aux motifs leur condensation et leur répercussion. L’Autre versant de l’ombre (texte qui sera repris, et même réécrit pour l’intervalle) se veut tentative d’une vision neuve et réunificatrice autour d’une poésie qui se laisse investir par la confidence, bien que toujours discrète, voire même simplement allusive : « ici / de son visage tu / ne sais que / la voix ». Ce texte nous déplace vers des territoires intimes, non pour faire surgir un moi imprégnant, mais pour signaler combien la « charge impressive » s’est densifiée au fil des fragments de vie et des expériences perceptives accumulés. Désormais, cette poésie ouvre plus que jamais sur son mode d’expressivité par la parole, et par l’écoute qui la précède et la suit. L’effacement progressif du visage – mais nous pourrions rappeler bien d’autres images qui défilent au long de ce texte – laisse place à la prégnance de la voix et signale sa puissance de convocation.

Mais de quoi porte trace la voix ? Et l’écoute n’est-elle que l’écoute des voix et des murmures pour eux-mêmes, mots, métaphores et syntaxes, sans arrière-voix ? Ne sont-elles pas, voix et écoute, de tout ce qui murmure dans le monde, de tout ce qui vient traverser le corps ? En tout signe se signale non seulement notre présence, gestes et paroles, au monde, mais tout ce qui excède le corps et le langage, ce qui est inclôturable de sorte que quoi qu’il arrive la parole n’aura jamais le dernier mot. En retrait, en attente, elle retient furtivement ; au mieux elle esquisse un mouvement de devancement. Dans la poésie de Rannou, le début comme la fin du texte pourraient être décalés, retirés vers l’arrière, ou poussés vers l’avant, comme si le commencement et la fin apparaissaient à jamais aléatoires. Il faut bien commencer quelque part, à un moment donné, amorce comme posée arbitrairement, et terminer peut-être de même manière : « en un point du temps plusieurs temps — détachement d’un mot d’une phrase d’un vers qui débute : devient cœur vite battant d’un autre corps // fluide heurté battant // plusieurs points de départ se superposent : tête contre tête / nous parlons » (contretemps paradist). Toute vraie parole poétique ne tolère ni commencement ni fin. En cela elle est composition de fragments successifs aux possibilités sans limites.

Plutôt, on y discerne une inscription dans l’instant, dans les instants qui se succèdent, inscription au cœur du transitoire, comme les pas posés au milieu de la marche, comme marche prise en marche (André du Bouchet n’écrivait-il pas : « (source sans commencement, parce qu’elle est au milieu de la route… »). Intrication des gestes, des paroles, des bruits, qui retiennent l’attention du regard, ou mieux encore se disposent à l’écoute : « les hommes s’amassent les mains sorties très lentement    ou course folle sous les murailles    ou    lumière fendue par le pieds l’autoradio fractionne l’aboiement des chiens j’entends :     « on aurait des noms    à pleine vitesse » j’entends la percussion lourde du cœur sur le goudron lisse    —aquaplaning du silence je sais    « n’en sachant pas plus    j’entends le fleuve épais » toutes ces voix au bord entremêlées    le premier mot les mots des autres    râpe enduit dans l’oreille le vent tombe d’un coup    l’écart de l’eau   elles de profil s’éloignent » (le monde tandis que). Face au chaos manifeste du réel et au surcroît de mots inutiles qui l’accompagne, il y a dans cette façon d’écrire, très tôt sentie chez Rannou, comme un refus obstiné de toute clôture du langage poétique. Ce n’est pas fortuit, de même, que la dimension critique, mais sans exégèse, ne quitte jamais les rivages de ses textes, allant, dans certains de ses livres comme là-contre et rapt, jusqu’à introduire réflexions et développements touchant les conditions de la création, offerts parallèlement aux textes poétiques. C’est que l’écriture – malgré l’écart manifeste entre le sensible et l’intelligible, entre impressions et expressions, là où se joue notre capacité de dire juste, et tout autant l’énigme de la poésie – est d’un seul tenant.

Dans cet écart entre le sensible et l’intelligible, « alors que la pensée et la vue se frappent » (là-contre), quelque chose comme un vertige (nous y revenons) s’installe, qui engage tout le réel, là où le sens – désignation d’un rapport ressaisi et de sa symbolisation – ne cesse de commencer et de recommencer, afin de délier ce qui résiste, cherchant même à l’égaler ; ou plutôt, de tenter de répondre avec une parole à hauteur à ce qui est, sachant que toute avancée au cœur du réel recèle son propre mystère. Atteindre le réel, « du réel saisir la chorégraphie exacte » (contretemps paradist), c’est tenter de l’entamer, sans se soustraire à ce que Jean-Paul Michel désigne sous l’expression : sa qualité multidimensionnelle. Ce qui s’incarne dans la voix, tout ce que porte la parole, ce qui assure aux mots leur matérialité, ne peut faire l’économie de cette résistance, et encore moins s’épargner le bruit et la fureur d’une substance morcelée, éclatée, dont témoigne toute l’écriture de Rannou : écriture disposée en strates, et en décalage, ou par étagements ; écriture disséminée sur la page, offrant la possibilité de suivre plusieurs sentes conjuguées, ou mieux encore, les chemins de traverse, pour ne pas dire les labyrinthes, qui s’y dessinent.

Écart encore, là également où la parole et la voix doivent se mesurer à la violence inéluctable du réel tel qu’il se donne désormais dans l’intransparence des virtualités, afin de le saisir, de le révéler, et, sans aucun doute, afin de le conjurer. Tout comme pour s’opposer à toute parole et toute voix, aux murmures simultanées, afin de se tenir « loin du bruit qui traque détourne le monde sonore » (rapt) ; paroles et voix qu’il s’agit d’atténuer, de ressaisir, ou de tenir à l’écart de nos cacophonies modernes. Pour ressaisir comme pour s’opposer, l’écriture poétique de Rannou multiplie les réseaux de signification afin de mieux rendre la portée présente des héritages engagés dans la langue elle-même, se gardant bien, toutefois, de les reconduire – depuis cette langue et ses mots-murs desséchés parce que retenus à leurs évidences – ces mêmes héritages dans leurs fonctions anesthésiantes, voire suffocantes, dégradation et abaissement du plus vif de la vie même : « la distance // que la vieille peau poétique ne prenne pas // viser le point de résistance obscure / l’éploiement d’une autre / mesure — traduire d’on ne sait quelle / origine retournée » (contretemps paradist). Distance… et détournement, tous deux retissés dans la chair de la langue (dans le corps du sujet, dans la chair du monde) afin de faire émerger au cœur de la voix (poétique) une langue visant la fulgurance de ce point obscur, de ce vide surgissant et comme séparé qui rend possible l’irruption d’une parole au centre du sujet, « au plus nu de sa voix sans lyre sans regret » (rapt). Une parole s’approchant d’une forme expressive sachant toucher juste et durablement. Une voie dans laquelle il est urgent d’engager le langage, lequel ne gagne jamais tant que de s’éprouver dans la lucidité qu’il réclame.

Impossible de ne pas voir dans les textes de Rannou la requête quasi démesurée d’une mobilité de l’écriture poétique se tenant au plus près de la sensation, à proximité de ce que Jacques Dupin désigne par « la puissante fraicheur de la sensation ». Une parole qui procède en quelque sorte des impressions éprouvées et de l’urgence d’y faire face, comme pour les retourner dans l’immédiateté même de l’expérience effectuée par les sens. Parole qui refuse la débauche des mots, leur profusion abusive et désordonnée, parole refusant la feinte, impossible, et la dissimulation, improbable. Retour vers l’enfance qui est aussi regain de l’origine, mais non comme perte ou comme manque : « territoire de langues de mémoires vives renaissantes en soi le renoncement s’insinue mais aller au lieu enfance la forêt lieuse d’âmes où s’étendre enveloppé par le bruissement sonore des accents et des voix au spectre large le sicot tranchant aidera le temps mémorial à mieux rentrer dans le mouvement d’orphée revenu à lui-même au plus nu de la voix sans lyre sans regret… » (rapt). C’est bien une reprise de l’enfance (qui n’est pas simple souvenir retrouvé, ce que cherchait à signifier Gilles Deleuze lorsqu’il parlait de « bloc d’enfance », cette densité qui se maintient et se prolonge dans le présent), une ressaisie des lignes de fuite de l’origine, dont nous sommes imprégnés, pour en faire un futur, puisqu’il s’agit ici de les signifier dans le présent de la présence comme moment de la sensation, ou d’impression conduisant à l’expression. Ce qui provient de ce lieu est bien réel, qui assure au langage à la fois sa force d’extraction et sa capacité d’effraction. Et si l’intention est de mettre à nu ce qui résiste encore et toujours, c’est que Rannou tente de débusquer l’expression avant les mots et la pensée, comme pour donner aux mots et à la parole leurs appuis risqués et toujours indispensables afin de mieux engager une avancée dans la langue.

Aucun pathos, aucune nostalgie délabrée ne sont extorqués à ce qui est enfoui dans la nuit de l’enfance. Il en va ainsi du refus réitéré de compromettre la parole poétique en la plaçant sous le signe d’une ascendance univoque qui charrierait des résidus refoulés. Pas non plus d’évocation de rêves rescapés qui seraient tenus en laisse pour leur faire rendre gorge. Mais convocation du souffle et de la voix sous la saillie d’un vide aveugle, imprenable, et qui soutient, pourtant, cette sortie de la parole pour tenter de rejoindre ce qui se pose à distance comme énigme du réel. Si attente il y a, elle est attente d’une métamorphose – une charge d’inconnu à peine soupçonné. Telle l’empreinte d’un appel de mots ne pouvant se soustraire à l’éphémère, attente qui viendra capturer à sa naissance cette parole donnant cours au présent, et à sa poursuite éminente, chaque avancée dans la langue se référant à une expérience concrète, bien que chacune d’elle semble à jamais différée, toujours engagée à « ramener — en plein jour — le fond de la caverne au premier plan » (André du Bouchet). Rannou capte au fond de cette caverne des noyaux de clarté. Et fait surgir du corps, ce lieu convergeant de sauvageries et de compromissions, ce qu’il aura retenu, des brûlures, des craintes et des ferveurs, de l’insoumission à l’œuvre conduisant aussi bien au démantèlement des illusions : « sans illusion devant nous-mis-hors-de-nous / visible » (contretemps paradist), qu’à la refonte « de la respiration » appelant « à dire à entendre » les « mises à cru des évidences » (là-contre) pour mieux signaler la puissance des intrigues et leur dérobée.

Élargir l’espace du doute et de l’incertitude… celui de la vérité et du possible là où nous ne l’attendons pas, tel peut être l’enjeu – et la chance saisie – de la parole poétique lorsqu’elle refuse de s’apprivoiser ; lorsqu’elle dédaigne de siéger à tous les abreuvoirs des complaisances, des facilités, des artifices, et des séductions ivres de leurs performances, leurs faux-pas séance tenante. La poésie n’est pas tenue d’apaiser. Elle n’est d’aucun repos. Rannou prépare déjà ses détracteurs puisqu’il n’épargne jamais ses lecteurs. Reste alors à distinguer son écoute et sa voix, discrètement, depuis leurs appels d’air, sous les pas de leurs chasses fines.

Pierre-Yves Soucy

            Mexico/Mai 2010

 

 

 

* Réflexions à partir d’une relecture des livres suivants de François Rannou : Sculpte la mort (Quimper, Calligrammes, 1991, non paginé) ; L’Autre versant de l’ombre (Rennes, Wigwam, 1994, non paginé) ; l’intervalle (Bruxelles, La Lettre Volée, 1999, non paginé) ; le monde tandis que (Bruxelles, La Lettre Volée, 2004, non paginé) ; là-contre (Bruxelles, Le Cormier, 2008, non paginé) ; contretemps paradist (Rennes, La Rivière Échappée, 2009, 165 p.) ; rapt (inédit)

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  • François Rannou est un poète et éditeur né à Nice en 1963.Il participe à la revue L’étrangère & à Publie.net. Parmi ses derniers livres : là-contre, contretemps paradist. Il travaille avec plasticiens et musiciens. Il propose lectures et ateliers
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